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  • Photo du rédacteurVirginie Riauté

Les Yeux ouverts

Dernière mise à jour : 2 août 2018


Le cumul des hasards successifs ne fait pas un destin, tout au plus une maigrichonne fatalité. Grégoire Lacroix, poète, journaliste.


La mort est la veilleuse auguste de la vie, la lueur allumée au sommet du destin.

Victor Hugo. Le seuil du gouffre.


Préambule

« J’eusse tant espéré n’être constitué que de graviers et de plomb pour demeurer solide, je ne fus qu’un être de chair et d’os, un naufragé sur une terre hostile. »

Mon héros ne porte pas de prénom, il voyage léger. Plus inconnu que le soldat du même nom, on ne commémore jamais ses batailles. Ils sont nombreux ces jeunes guerriers, morts sans aucune arme pour des guerres perdues d’avance parce que les cartes de leurs États majeurs étaient pipées. Ces étoiles filantes auront traversé l’espace d’une vie dans le plus parfait anonymat. L’une d’elles se trouvait proche de moi. J’ai lu l’histoire de ce garçon dans ses yeux, parce qu’il les gardait toujours ouverts.


Chapitre 1

Drames psychologiques, souffrances, absence de modèle social. Conneries. On naît avec cela, c’est tout. Nos mères n’ont pas à éprouver de culpabilité ; on leur en met assez sur la conscience. Ce n’est pas de leur faute.

Certes, la mienne m’a gardé dans son lit trop longtemps. D’aucuns diront que ce n’est pas bien normal. Mais quelle est la norme pour une mère de famille isolée, sans réels repères, abusée dans son enfance et qui a partagé ses souffrances et ses traumatismes de jeunesse avec son fils unique, à défaut d’amies à qui se confier ? Une mère protectrice, cyclothymique, qui a toujours entretenu une relation passionnelle avec l’alcool. Je m’efforce de ne pas l’accabler ; elle est ma mère, elle m’a porté en elle, m’a donné la vie. Elle m’a aimé, peut-être pas de la meilleure des façons, mais elle a fait ce qu’elle a pu, avec ce qu’elle avait. Pas grand-chose.

Très tôt, j’ai ressenti que j’étais différent des autres garçons de mon âge. Physiquement, j’étais semblable : pas très grand, un peu trapu, une chevelure bouclée, dense et jamais entretenue, qui apportait à mon visage poupin de l’époque un air de rébellion et d’arrogance sauvage. Des lèvres ourlées et pulpeuses comme celles de mon géniteur, paraît-il. Je ne l’ai jamais rencontré. Il a quitté maman lorsqu’il a su qu’elle m’attendait. J’ai hérité de son regard aussi : sombre, ténébreux, vif et un brin moqueur. C’est maman qui me l’a dit. C’est d’ailleurs pour cette raison, je suppose, qu’elle aimait tant me regarder dans les yeux. Je devais lui faire penser à lui. Elle l’avait encore dans la peau, le salaud. Peut-être m’aimait-elle un peu plus pour cela.

C’est à l’intérieur de mon corps que la différence a germé, très tôt. Au collège, durant les récréations, les copains regardaient les filles; le galbe de leurs jambes fuselées sous leur slim, leurs fesses bien moulées dans des futes trop étroits. Ils tentaient de deviner l’évolution, la croissance de leur poitrine, masquée sous des tee-shirts trop amples. Les plus avantagées avaient davantage de succès. Du coup, j’étais pote avec les petits nibards, parce que je n’y portais aucune attention. Tandis que certains ne cherchaient qu’à titiller du clitoris, je ne pensais qu’aux érections que cela aurait pu leur provoquer. Moi, ce qui me plaisait c’était les séances d’éducation sportive, enfin…surtout le vestiaire. Mais pas pour ce qu’on pourrait imaginer. Si j’avais un physique assez quelconque, une fois à poil, j’imposais le respect. J’étais « bien équipé ». C’est aussi ma mère qui me l’a confirmé, elle a eu de quoi comparer. « C’est génétique » qu’elle a dit, la première fois qu’elle m’a vu bander.

C’est sans aucun doute dans ces vestiaires, après le rugby ou les séances de football, nos corps sveltes mais déjà saillants de muscles et gonflés d’hormones, que j’ai eu mes premiers émois sexuels. La pièce confinée suintait les effluves de cuir, de sueur, de chaussettes humides. Nos corps moites se frôlaient dans cet espace exigu. Nous chahutions, nous nous bousculions, j’étais toujours attentif à ne pas provoquer de gestes déplacés.

Il y a ensuite eu cette période durant laquelle il a fallu sortir avec des filles. Me concernant, elles ont très vite flairé mon manque de motivation et d’implication. Je n’ai ainsi jamais eu à me forcer. La seule fille que j’ai embrassée, c’est maman. Les seuls mamelons que j’ai eus dans ma bouche, ce sont ceux nourriciers de ma mère. Et la seule chatte que j’ai touchée, c’est aussi celle de ma mère, et pas qu’à ma naissance.

Grâce à elle, j’en connaissais davantage sur l’anatomie féminine que tous mes camarades de classe. Elle n’était pas pudique, maman. Dès lors, lorsque l’on parlait de cul avec les copains, il m’était facile de stimuler mon imagination. J’étais alors capable d’illustrer mes propos de moult détails et déclenchais les érections de quelques-uns, juste par plaisir.


Chapitre 2

Ma mère. Les hommes n’étaient pas rares à la maison, mais ils ne restaient jamais très longtemps. Entre son travail et ses parties de jambes en l’air, elle n’avait ni nounou, ni voisins pour prendre soin de moi. C’est à la bibliothèque municipale que je dois ma principale source d’éducation et d’instruction. À dix ans, j’avais dévoré toutes les bibliothèques roses et vertes, de la Comtesse de Ségur au Club des 5. À treize ans, les Boris Vian et la longue liste des auteurs de thrillers et de polars m’avaient dispensé mes premiers frissons littéraires. À seize, ce fut le tour des classiques de m’emporter à mille lieux de mon morne quotidien. Je plongeais dans leurs récits avec un appétit et une curiosité croissants, sans cesse renouvelés.

À la maison, les hommes venaient, puis repartaient, incessants courants d’air qui plongeaient ma mère, à chaque départ, dans une sorte de dépression, alimentée par sa surconsommation d’alcool. J’imagine qu’elle se sentait mal aimée, mon rôle était de la rassurer. C’est durant ces tête-à-tête qu’elle m’implorait de la regarder dans les yeux pendant qu’elle me branlait. J’avais l’impression de l’humilier, c’était mal ce que l’on faisait, je voulais simplement la rendre heureuse, ma mère. « Ouvre les yeux ! Regarde-moi ! ». J’obéissais. Mes yeux se vidaient dans les siens, je le remplissais du regard d’un acteur de cinéma, et je donnais le change.

Un beau jour, Pascal est arrivé dans notre vie, et je n’ai plus jamais dormi avec maman.

Elle a toujours crié lorsqu‘elle jouissait. Je ne savais pas si les autres femmes étaient pareilles, mais elle, c’était vraiment quelque chose. Elle jappait, feulait, couinait, vagissait, grouinait, nasillait…tous les cris des animaux de la ferme y passaient. Que ce soit avec moi ou avec les autres, peu importait, mais avec Pascal, c’était irréel…il savait sans doute y faire avec elle. J’étais content qu’il la rende heureuse.

Les mois se sont ainsi succédé, monotones, ennuyeux, mais Pascal est resté. Je n’avais certes pas le meilleur modèle social, il ne bossait pas, maman turbinait pour trois et il avait la même passion qu’elle pour la bouteille, mais il me foutait une paix royale. Mieux, il m’ignorait. Pour lui, je n’existais pas. À table, il remplissait toujours le verre de maman, jamais le mien, peut-être parce que je ne buvais pas de vin. Il ne m’adressait jamais la parole. Au reste, les repas étaient silencieux, la télévision et la voix de Claude Sérillon meublaient nos silences. Je jetais des regards agacés à ma mère qui ne s’en offusquait jamais. Un soir, je me suis levé, ai débarrassé nos assiettes et nos couverts, ignorant les siens, exprès. J’étais sur le point de quitter la pièce pour regagner ma chambre lorsqu’une main ferme m’a saisi par les cheveux. Je n’ai rien vu venir. Je me suis pris une de ces dérouillées ! Je n’ai pas pu me défendre. Il m’a laissé sur le carreau, les lèvres fendues, un dernier coup dans les côtes. Je suis resté là un moment, en état de choc. J’ai entendu maman crier dans leur chambre à coucher et ce n’était pas les cris des animaux de la ferme cette fois-ci. Puis Pascal est descendu, il m’a enjambé et il est sorti en claquant la porte. Maman m’a rejoint longtemps après. Elle était dans le même état que moi, un œil gonflé en prime. On a terminé de débarrasser la table en silence puis je suis monté dans ma chambre, la laissant seule avec son chagrin et une nouvelle bouteille de vin râpeux.

Cette nuit-là, Pascal a dû s’excuser auprès de ma mère et il a dû être convaincant parce que le lit s’est à nouveau mis à grincer et maman à miauler.


Chapitre 3

J’ai rencontré Jacky dans les couloirs du lycée. Je crois qu’on s’est compris au premier coup d’oeil, lui et moi. Un regard, un seul a suffi pour me convaincre qu’il était comme moi, de la même espèce… Il est devenu mon meilleur ami en très peu de temps. Nous échangions sur tout, sur rien. Nous partagions notre passion commune pour la littérature. Grâce à lui, j’ai rencontré les auteurs américains, le premier Bret Easton Ellis, Denis Johnson, Fante et Bukowski. Nous parlions musique, écoutions Ride the lightning en boucle dans son walkman, un écouteur sur chaque oreille, tête contre tête. Ozzy Osbourne et les Mötley Crue rythmaient nos dialogues, si ce n’était pas les Scorpions ou Judas Priest. Il me payait le cinéma et un seau de pop-corns, le samedi après-midi : Terminator, La déchirure, Paris Texas, Il était une fois en Amérique… j’ai découvert à ses côtés le 7ème art qui m’était jusqu’à présent peu accessible. Jacky était bien né, issu d’une famille aisée, il était cultivé et s’exprimait sans jamais un mot d’argot. De nature taiseuse, j’admirais sa faconde intarissable. Il était beau. Très beau. Des traits fins et raffinés encadraient un menton fuyant sur lequel un sourire moqueur et jovial s’affichait à chacune de mes blagues. Ses yeux vairons me rappelaient ceux de Bowie. Je ne me lassais pas de l’entendre me raconter le concert qu’il avait été voir l’année précédente à Lyon, pour la sortie de l’album Let’s Dance. Nos conversations viraient parfois sur les filles et nous simulions des aventures éphémères avec des nanas croisées dans les magazines. Je savais que nous ressentions la même chose l’un pour l’autre, mais une sorte de pudeur taboue nous empêchait de faire tomber le voile sur notre attirance réciproque. Ses parents souhaitaient qu’il redouble sa première alors qu’il avait obtenu un très honorable 16 et demi au bac de français. Il aimait les langues étrangères et la littérature. Bien que peu doué pour les matières scientifiques, ses vieux insistaient afin qu’il poursuive ses études en médecine, aussi se soumettait-il à leurs exigences. Il restait en première et moi j’y entrais. J’espérais que nous serions dans la même classe à la rentrée prochaine.

Au début des vacances scolaires, Jacky m’a invité chez lui. Ses parents étaient partis en Province pour la fin de semaine et c’est dans un très confortable appartement du 18ème que Jacky m’a accueilli, une bière dans chaque main. On a mangé des pizzas, regardé quelques films sur son magnétoscope, bu quelques bières… j’ai même tiré quelques tafs sur ses pétards, une première pour moi. Je me sentais bien en sa compagnie, j’étais paisible, peut-être pour la première fois de ma vie. Puis, nous nous sommes endormis, comme cela. Sans doute l’alcool avait-il pris le dessus sur nos esprits.

Bien plus tard, je me suis réveillé en sursaut, la nuit couvait la pièce d’une douce torpeur. Seule la télévision crachotait ses petits points noirs et blancs. J’avais un début d’érection. Jacky se tenait penché sur moi, il me fixait, ma queue emprisonnée dans sa main. Il a posé ses lèvres sur les miennes. Je l’ai accueilli avec gourmandise. Son baiser était doux et puissant, merveilleusement sensuel comme je n’en avais jamais ressenti. Je voulais plus que tout que sa langue s’enfonce dans ma bouche. J’ai pris son visage entre mes mains, l’ai plaqué contre le mien. J’ai aspiré sa langue, j’ai joué avec elle, je voulais m’étouffer dans sa bouche. Je l’ai laissé me déshabiller. J’avais l’impression que mon cœur explosait dans ma poitrine. Je le sentais battre dans tout mon corps, dans mes veines, dans mon sexe. J’étais déjà dur lorsqu’il m’a pris dans sa bouche. J’ai tenté de garder le contrôle, j’ai saisi son sexe, plus timidement, entre mes mains. On a joui ainsi. C’était ma première fois, celle qui a réellement compté, car elle n’exigeait aucun simulacre. Au petit matin, nos corps affamés se sont encore gavés l’un de l’autre. Mes caresses ont gagné en assurance, je me suis surpris d’une audace peu commune dans mes explorations. Nous avons joui plusieurs fois, la pudeur de la veille s’était estompée au rythme de la lueur du jour qui baissait. Un peu plus tard, c’est sous la douche qu’il m’a dépucelé.

Cette nuit-là, je suis rentré chez moi le cœur léger, l’esprit et le corps apaisés. Pour la première fois de ma vie, j’étais heureux. J’étais aimé et amoureux. La pluie glissait sur mes cheveux, ses doux clapotis ruisselaient sur mon visage. Amusé, je sautais de flaque en flaque comme un gosse de cinq ans. Les ruelles désertes sentaient la terre humide et caillouteuse. Je me souviens de ces suaves effluves, mais ils ne m’apporteraient plus jamais ces sensations à l’avenir…

De retour à l’appartement de ma mère, j’ai retrouvé un taudis morne. Les assiettes, verres et couverts sales, emplissaient l’évier. Les bouteilles vides jonchaient un sol crasseux et des boîtes de pizzas gisaient en vrac aux côtés d’une poubelle chargée. Je débarrassais le plan de travail pour me préparer un sandwich lorsque mon beau-père est entré dans la cuisine. Il portait un marcel d’un gris douteux, tâché par des éclaboussures de vin rouge. Relevé jusqu’au nombril, un amas graisseux dépassait, couvert de poils. Une grotesque queue molle pendouillait dans un slip jauni. Il m’a dévisagé, comme si c’était la première fois qu’il me voyait. Puis il s’est dirigé vers le cellier, a ouvert une bouteille de vin déjà entamée, a bu une ou deux gorgées au goulot, il a roté et s’est tourné vers moi.

- Elle est gourmande ta mère, hein ? Elle en a jamais assez. C’est pas bien possible d’aimer autant baiser. J’en ai les balloches toutes vides. Des comme elle, j’en ai pas connu des masses, elle a toujours la dalle. Et tu sais quoi mon gars ? Elle s’est complètement entichée et pas que de ma teub, hein. Tu sais pas la meilleure ? Elle veut que je l’engrosse. C’est sa nouvelle fixette. Elle veut un môme de moi, c’est pas beau, ça ?

Il s’est approché.

- Bon, je vais aller remettre ça. Là, elle est tellement bourrée qu’elle se rendrait même pas compte si je crachais dans le mauvais trou. Mais comme j’suis un gars bien, je vais pas profiter de l’occas’, hein. Je vais lui faire son gosse. Comme ça, elle aura un gars, un vrai. Parce que toi, je sais pas, mais la façon que tu la reluques ta mère, tout le temps, comme un clebs, ça me fout la gerbe. C’est pas sain. Le mieux, ça serait que tu trouves un job et que tu dégages. T’as seize ans. À l’âge-là, on a plus besoin de sa mère. Moi, je travaillais déjà à l’usine. Toi, t’es un branleur.

Il s’est encore approché de moi. Je pouvais sentir son haleine chargée d’alcool, de tabac et de cyprine. Il a fait un grand geste menaçant vers l’arrière. Par réflexe, j’ai reculé et me suis tassé sur moi-même.

- Pff ! Chiffe molle, va. Allez, range-moi tout ce bordel ! T’es nourri, logé, blanchi et t’es bien trop gâté ici. Va falloir que tu te sortes les doigts du cul, mon gars. Faut pas croire que ta mère, elle va trimer pour trois. Avec ma petite pension d’invalidité, je peux pas beaucoup l’aider.

Et il est parti, comme il est arrivé, en coup de vent, qu’il ne s’est d’ailleurs pas gêné de lâcher dans l’escalier, le salaud. C’était la première fois qu’il s’adressait à moi en six mois. Qu’est ce qui avait pu passer par la tête de ma mère pour s’enticher d’un couillon pareil ? J’en ai pourtant croisé quelques-uns, des imbéciles de son rang. C’est vrai qu’elle ne glapissait pas autant avec les autres, mais il n’y avait pas que ça qui comptait quand même ! J’aurais dû prendre mieux soin d’elle, elle se serait aimée davantage et n’aurait pas eu besoin de se faire mal aimer par tous les autres.

Je suis certain que ce sombre connard continuait à lever la main sur elle, il ne pouvait en être autrement même si je n’en avais plus eu la preuve physique. Les coups, elle avait déjà testé par le passé. J’étais encore tout môme. Nous avions dû déménager, son petit ami de l’époque lui faisait tellement peur. Nous avons vécu dans l’arrière-cour d’une gargote avant que ma mère ne trouve ce petit appartement. Le changement d’adresse et de travail avait largement contribué à baisser notre niveau de vie.

Pascal était peut-être un gros couillon, mais j’y trouvais mon compte également. Ma mère semblait heureuse, elle restait affectueuse à mon égard sans être sur mon dos ou avoir besoin de mes doigts dans sa chatte.

Et surtout, surtout, j’avais Jacky.


Chapitre 4

Mon Jacky. Je ne rêvais que de nos retrouvailles après mes matinées occupées à charrier et trier des caissons de fruits et légumes pour un maraîcher local. Grisé par l’énergie des retrouvailles, je courais jusqu’à la piscine municipale et le retrouvais allongé sur une longue serviette, un bouquin à la main. Nos après-midi ont glissé sur nos peaux hâlées, ponctués par des batailles d’eau dans laquelle nous nous ébrouions avec l’allégresse des chiens fous. Nous avons profité de chaque moment d’intimité pour explorer nos corps et le plaisir grandissait avec notre expérience. La moindre cachette suffisait à nos ébats, nous étions comme des aimants, nos corps électriques s’attiraient parfois avec une telle fougue, que nous en avions des courbatures et les muqueuses douloureuses.

Je peux affirmer avec certitude que cet été fut le plus heureux et le plus beau de toute ma vie. Le seul.

Le week-end avant la rentrée, j’ai rangé notre appartement. Maman et Pascal étaient partis rendre visite à une tante, m’avaient-ils avancé, avant que maman ne m’avoue qu’ils avaient en fait un plan à trois. Encore ce besoin de se confier à quelqu’un ! Elle n’était pas prêteuse, maman, ça lui restait au travers de la gorge…Apparemment, la meuf était plus jeune et bien mieux gaulée qu’elle. Mais elle le faisait par amour, m’avait-elle dit, je comprendrai mieux quand je serai grand.

J’ai tout rangé, tout nettoyé, tout astiqué. Maman serait fière de moi et Pascal n’aurait rien à redire. Mais je souhaitais surtout que Jacky ne voie pas l’état d’insalubrité dans lequel nous vivions. L’appartement était presque accueillant lorsque mon ami s’est annoncé à l’interphone.

Il est entré, nous nous sommes jetés l’un sur l’autre. Instinct animal, désinhibé par cinq jours d’abstinence. Besoin urgent et maladroit, j’ai joui immédiatement lorsqu’il m’a pris dans sa bouche. Epuisés, nous nous sommes effondrés.


Au petit matin, on n’a pas entendu la porte d’entrée s’ouvrir. On dormait lorsque ma mère et Pascal nous ont surpris.

Mon beau-père nous a laissés nous rhabiller sans un mot. Avant de quitter l’appartement, Jacky s’est arrêté un instant. Nos regards couverts d’opprobre, d’embarras et de désarrois se sont croisés l’espace d’une seconde, puis il a disparu, arraché par la brume matinale. Maman a refermé la porte. Et les coups sont tombés.

Ma mère n’a rien fait. Peut-être se trouvait-elle pétrifiée par la violence des coups, peut-être était-ce la révélation de ma sexualité qui l’a figée. Mais elle n’a pas bougé. Et j’ai perdu connaissance.

J’ai appris par les aides-soignantes qu’elle m’avait rendu visite à l’hôpital tout proche lorsque j’étais encore dans les vapes. J’ai aussi compris qu’elle n’avait pas porté plainte et que j’avais eu une sacrée veine que mon beau-père m’ait trouvé après ma chute dans les escaliers. J’avais trois côtes cassées, de gros hématomes, un nez en vrac et un traumatisme crânien mais j’ai gardé la vérité pour moi afin de protéger ma mère. Elle avait suffisamment souffert, elle aussi. Les médecins et infirmières n’ont pas insisté.

Je suis rentré à la maison par le bus un samedi en fin de matinée, trois semaines plus tard. Personne n’est venu me chercher. Maman devait être au turbin et je voulais lui faire la surprise. J’avais l’intention de fermer les yeux et de ne rien lui reprocher mais j’angoissais à l’idée de revoir Pascal. C’est la boule au ventre que je suis arrivé devant le pas de notre porte.

Un sac de sport et un sac à dos m’attendaient devant l’entrée. Deux billets de cent balles dépassaient de l’une des poches du baluchon. J’ai sonné, frappé à la porte, personne ne m’a ouvert malgré mes supplications. J’ai attendu jusqu’à la tombée de la nuit dans l’espoir de croiser maman. Le désarroi et la peine pesaient bien davantage sur mes épaules que mes sacs lorsque j’ai décidé de m’en aller. Ma mère n’avait pas pris ma défense ; cette prise de conscience fut bien plus douloureuse que la solitude et la détresse qui m’accablaient. J’ai pris mes affaires et trouvé une cabine téléphonique dans le quartier adjacent. Une bouffée d’oxygène s’est immiscée dans mes poumons lorsque j’ai composé le numéro de téléphone de Jacky.

C’est sa mère qui m’a répondu. Elle m’a appris qu’il avait été contraint de leur avouer notre relation. Son père l’avait changé de lycée. Il poursuivait à présent ses études dans une pension catholique proche de leurs amis en province. Selon elle, j’avais suffisamment perturbé l’équilibre familial, Jacques avait besoin de se reconstruire pour retourner dans le droit chemin.

— Amen, j’ai dit, et j’ai raccroché.


Chapitre 5

Les mois ont passé. Ma vie avant mes seize ans m’a souvent manqué. Je n’avais certes pas reçu l’enfance la plus douce, la plus bienveillante et entourée qui soit, mais cette condition de vie était un luxe comparée à ma vie dans la rue. Les horreurs que j’ai vues et vécues m’ont parfois poussé à prier un dieu auquel je ne croyais plus pour qu’il m’envoie sa pote la faucheuse.

J’ai tout d’abord connu la faim, obsessionnelle. Les effluves de viande ou de volaille grillée à l’heure des repas narguaient mes narines et mon estomac me le rappelait en permanence. Lorsque j’étais chanceux, le modique fruit de ma mendicité me permettait l’achat d’une baguette et de quelques tranches de jambon, parfois accompagnées d’une boisson chaude, mais c’est souvent dans les poubelles que je trouvais ma pitance. Les plats sans saveur de ma mère me manquaient. Si la nourriture était peu variée, elle remplissait les estomacs. La première fois que j’ai mangé de la bouffe dont je ne connaissais ni la date de péremption, ni la provenance, je me suis vidé comme une truite. J’ai eu l’impression que tout mon corps et le fruit de ma pêche sortaient par mes deux orifices. Une nuit entière, les douleurs abdominales m’ont vrillé le ventre, j’ai cru en mourir. Je me suis même chié dessus.

Puis j’ai connu le froid. L’hiver s’est imposé comme une chape de plomb sur la capitale. Un froid humide, cruel, fourbe, morbide. Celui qui s’immisce sous les épaisseurs de vêtements devenus trop grands, et vous glace le dos. Celui qui vous flagelle les côtes et vous gifle le visage. La rue m’est apparue encore plus hostile. Il m’est néanmoins arrivé d’être chanceux. Lorsque fraîchement douché, j’arpentais la faculté toute proche de mon quartier résidentiel, j’ai parfois pu me faufiler parmi les étudiants sous le toit réconfortant de la bibliothèque universitaire. J’ouvrais alors un livre et piquais un somme. La chance m’a souri, souvent, je dois bien l’admettre. J’ai toujours trouvé de la place, lorsque je l’ai souhaité, dans des dortoirs incommodes mais à l’abri du froid. Pas des hommes.

C’est dans un refuge que j’ai subi mon premier viol. J’avais fermé les yeux et m’étais assoupi, je n’ai pas entendu les salopards approcher. Ils m’ont assommé et c’est encore groggy que j’ai subi dans ma chair l’assaut du premier des deux enfoirés, qui s’activait dans sa besogne, tandis que son compagnon d’infortune, assis sur mon torse, étouffait mes cris dans l’oreiller. Seuls ses halètements et les frottements de nos haillons trahissaient le silence macabre de leur crime. Ils ont troqué leur place et j’ai perdu connaissance ainsi que ma dignité.

Dès lors, pire que la faim et le froid, la peur a hanté chacune de mes nuits. Les rixes éclataient avec une violence inouïe, tout était prétexte à de virulentes bagarres, une mauvaise boutade, un regard un peu appuyé, un geste maladroit… Je ne faisais pas le poids face à ces miséreux que l’alcool, la détresse et la solitude avaient rendus sauvages. La nuit, j’errais le plus souvent à la lueur des lampadaires, je sillonnais les rues, les yeux collés au bitume pour ne croiser aucun regard. La journée, je récupérais quelques heures de sommeil dans le métro ou à l’abri dans un parc. Parfois, le froid était si insidieux que les refuges demeuraient mon ultime chance de survie. Je gardais alors les yeux ouverts toute la nuit, un tesson de verre planqué dans le creux de la main.

Puis un jour, la faim, le froid, l’impécuniosité et le désespoir ont eu raison de ma volonté et de mon amour propre. En échange de quelques billets, j’ai sucé mon premier client.

Ma mère m’avait mis à la porte parce que j’étais pédé, c’est pourtant à mon cul que j’ai dû ma survie.


Chapitre 6

J’ai rapidement eu des clients réguliers. Il faut dire qu’une jeune queue comme la mienne a eu très vite une certaine notoriété dans le milieu. Si mon quotidien matériel s’est amélioré, mon âme s’est définitivement perdue avec cette première pipe.

J’allais avoir dix-huit ans lorsque j’ai croisé la bite turgescente de notre ancien médecin de famille. Il m’a reconnu. Ça l’a fait de suite débander. On a discuté autour d’un café tiédasse et sans saveur dans un bar du quartier. J’ai appris que j’avais une demi-sœur mais que ma mère était décédée en la mettant au monde. Betty. C’était le nom de ma petite sœur. Elle avait dû être placée dans un foyer, victime collatérale.

Je n’ai rien ressenti. Ni la joie d’avoir une frangine, ni le chagrin pour la perte de ma mère. J’avais déjà trop pleuré sur ma vie. Les larmes, ce doit être comme une énergie non recyclable, on doit en avoir un stock à la naissance. À dix-huit ans, j’avais déjà tout sifflé.

Dans ce quotidien dépravé et sans avenir, j’ai rencontré un bon samaritain parmi mes réguliers. Je le prenais par derrière, lui m’a pris en pitié. Je savais qu’il n’était pas amoureux de moi, il s’était juste entiché de mon braquemart. Entre nous, c’était un contrat à tacite reconduction, chacun y trouvait son compte : je l’enculais, il me logeait et me nourrissait. Je gagnais même des extras lorsqu’il me partageait lors de ses petites sauteries entre sodomites durant lesquelles il exhibait mon chibre comme un trophée. Il faut dire que je mettais du cœur à l’ouvrage, un ouvrier modèle sur une chaîne de démontage… méthodique, appliqué, toujours volontaire. J’ai sucé plus de bites que gamin, de bonbons Haribo. Si j’ai tripoté quelques femmes, je n’ai jamais eu à coucher avec l’une d’entre elles. À y repenser, les nuits dans les draps de ma mère étaient bien peu de choses en comparaison de cette vie de stupre. William était plein aux as, et de vices également. Insatiable et exigeant, c’est à lui que je dois mon premier rail de coke, et c’est dans sa garçonnière qu’on m’a injecté mon premier shoot. Je suis rapidement devenu une pute vénale, tu parles d’un pléonasme ! J’en étais au point de me taper des gars en loucedé pour agrémenter mes fins de mois et me payer mes doses.

L’héro m’a aidé à tenir le coup, à moins que je n’aie tenu le coup pour l’héro, je ne sais plus. Mais cette salope fut de loin la plus vicieuse. Elle en demandait toujours plus et en offrait de moins en moins. Quand je repense à cette période de ma vie, j’imagine un océan gluant et visqueux, un cyclone de miasmes et de stupre dans lequel je me noyais. Je ne pensais plus qu’à ça. La came était devenue ma seule raison de vivre, et de mourir. Quand le poison coulait dans mes veines et m’explosait à la gueule avec une telle violence que l’épectase n’était qu’un pâle reflet en comparaison, je n’avais qu’un besoin : retrouver ces sensations, encore et encore, à tout prix, le plus rapidement possible. J’aurais pu tuer pour elle, mourir pour elle. Rien d’autre ne comptait, seule la sensation du prochain shoot.

Cette charogne m’a courtisé, aguiché, elle m’a vidé du peu qui me restait, mais j’en redemandais, toujours plus. Plus de came, plus de tunes, plus de clients, plus de bites, plus de fatigue, plus de vide aussi. J’avais oublié tout le reste. Jacky n’existait plus depuis longtemps, je l’avais fait disparaître, bribes de pensées éparpillées dans des draps souillés, souvenirs lointains, il s’est éloigné de mon esprit chaque fois que je me suis empalé sur un autre corps que le sien. Certains jours, je ne me rappelais plus avoir connu une autre vie que celle-ci.

Et puis, il y a eu le manque, vicieux, pervers, sans aucune pitié. Il m’a aidé à creuser ma tombe. Un putain de purgatoire ! Il me suppliait par tous les pores, par tous mes orifices puis me faisait expier mes fautes et mes péchés. Le châtiment était si cruel, lancinant, la douleur térébrante, c’était une mort intolérable qui se répétait à l’infini. Je la sentais arriver, insidieuse, sournoise, elle rampait jusqu’à moi, elle me frôlait, me touchait du bout de ses doigts vérolés, elle me happait, me mâchait, et me recrachait comme une déjection, je revenais à moi par spasmes et ça recommençait, horloge funeste perpétuelle.

J’ai beaucoup maigri, mon corps a subi les assauts de la came, beaucoup moins ceux de mon amant. Il s’est lassé de mon corps comme un enfant d’un jouet obsolète. Un matin, j’ai dû lui rendre les clefs du studio dans lequel j’avais nourri des ersatz de projets, des rêves plus illusoires les uns que les autres. Je me suis retrouvé à nouveau à la rue. Un aller sans retour.

L’indigence et le désespoir m’ont poussé à faire des choses innommables. J’ai perdu le peu qu’il me restait, mes cheveux ainsi que quelques dents, mes illusions, mes souvenirs. Un misérable parmi les miséreux, j’ai erré sans but, me suis fait enculer parfois, sans protection, souvent…


Chapitre 7

Je vais avoir 35 ans, je crois, j’ai cessé de compter les saisons depuis longtemps. Je suis fatigué. Hier, j’ai déposé des coquelicots sur la tombe de ma mère. Je n’avais pas quitté le cimetière qu’ils avaient déjà fané, comme tout ce que j’avais touché. Ma vie se résumait à ces fleurs sauvages et éphémères.

En sortant de ce jardin dont la quiétude n’était troublée que par le chant des merles, je suis passé devant une cabine téléphonique. J’ai cherché le nom de Jacky dans le bottin. J’étais sûr qu’il habitait encore dans la région et avec un patronyme tel que le sien…

J’ai composé le numéro. J’ai laissé passer cinq sonneries. J’allais raccrocher quand une voix féminine a répondu, une belle voix chaude et douce comme le chant des oiseaux, plus tôt dans le cimetière. J’ai entendu des rires d’enfant derrière la voix. Manifestement, Jacky avait choisi la norme, il était revenu dans « le droit chemin ».

— Bonjour Madame, j’ai dit. Vous êtes Mme Wryzniaczyk ?

— Oui. C’est à quel sujet ?

— Je suis un vieil ami de Jacques. Est-ce qu’il est là par hasard ?

— Oui. Il est là, je vais vous le passer.

Mon cœur a semblé se remettre en marche, je l’ai senti cogner très fort dans ma poitrine. Il a manqué quelques battements, sans doute enrayé après toutes ces années sans émotions ni sentiments. Des secondes interminables ont suivi, ponctuées par des pas sur le gravier. Puis…sa voix, un chuchotement, presque inaudible.

— C’est toi ?

— Oui Jacky, c’est moi, ai-je dis dans un souffle.

— Tu m’appelles d’où ?

— Juste à côté du cimetière, où ma mère est enterrée, une cabine téléphonique, rue des mimosas. C’est marrant ça…

— Qu’est-ce qui est marrant ?

— Les mimosas. Ces fleurs symbolisent la réconciliation.


Chapitre 8

Il m’a porté jusqu’à la chambre d’hôtel. On n’a pas échangé un mot. Il m’a couvert d’un regard qui m’a rappelé celui échangé plusieurs années auparavant, lorsqu’il avait quitté le taudis familial, empli de tendresse, de désarroi et de peine.

Il m’a débarrassé de mes haillons et m’a aidé à rejoindre la salle de douche. Ensuite, il m’a lavé. Mon corps délabré et mes chairs avariées n’ont pas semblé l’incommoder. Il m’a frictionné le dos puis, sans gêne et sans pudeur, le reste du corps. Une fois rincé, il a recouvert mon corps de deux serviettes moelleuses et m’a aidé à me mettre au lit. Le contact des draps frais m’a fait frissonner. J’avais oublié la douce sensation du linge propre sur la peau.

Il a posé sa tête sur mon épaule. « Ses cheveux coulaient sur l’oreiller comme une bouteille renversée. », Fante me soufflait ses mots, les souvenirs refaisaient surface. Nous sommes restés là un moment, en silence, main dans la main, comme un vieux couple. La chaleur de son corps sur mon torse m’a enveloppé d’une douceur ineffable. Le soleil pénétrait la chambre en rayons obliques et caressait sa peau diaphane. La sensation est alors montée soudainement : la boule d’angoisse et de désespoir qui avait germé au creux de mon ventre au fil des années est remontée et m’a noué la gorge. Un tsunami d’émotions m’a submergé et j’ai senti ce trop-plein de chagrin me chavirer et m’engloutir sans que je puisse le maîtriser. Noyé par cette décharge d’émotions, les larmes ont jailli.

Jacky s’est penché sur moi, a cueilli quelques-unes de mes larmes du bout des lèvres.

— Tu peux fermer les yeux.


Chapitre 9

Valentin est parti avec l’été. Le personnel hospitalier m’a donné son carnet de notes qu’il leur avait laissé à mon attention. C’était un livret qu’un des membres du personnel avait dû lui donner, il était estampillé du logo de l’hôpital. Il contenait son histoire, ses affres, son désespoir, son avilissement, confiés sans jugement, sans aigreur ni amertume, un simple témoignage, sincère, honnête, digne. Son autodestruction a été la conséquence d’une multitude de hasards malheureux, successifs.

Il a traversé ma vie comme un astre égaré. Il a illuminé mon adolescence d’une lueur communicative, bienfaitrice. Ces instants à ses côtés furent les plus magiques, les plus exaltants de mon existence. J’entends encore nos rires éclabousser nos batailles dans le bassin de la piscine municipale, je ressens son souffle chaud sur ma peau, je revois sa dégaine nonchalante, sa peau brûlée par le soleil d’août, ses cheveux broussailleux, ses fous rires, généreux, contagieux. Je repense à nos rêves communs gardés secrets en chacun de nous, ceux que j’ai abandonnés en le quittant, ceux que je me suis interdits par probité, par lâcheté. Mon ami m’a manqué toutes ces années, il me manquera toujours. Mais il est revenu. Il m’est revenu.

Son sacrifice n’aura pas été vain. Il m’a apporté le courage de m’assumer tel que je suis. Je veux goûter aux bienfaits d’une vie que j’aurai choisie. Je veux vivre intensément, voir le monde au travers nos yeux, je veux écouter, attentif, la mélodie dictée par mon cœur, je veux ressentir, savourer…Vivre enfin. Vivre vraiment.

Pour lui, pour nous, je garderai les yeux grands ouverts.

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